Un paradoxe entre candeur et désillusion
Trente de Karim Ouellet
Stéphanie BOIVIN
Le chanteur Karim Ouellet, aujourd’hui bien connu dans le monde artistique québécois, est renommé, et même parfois critiqué, pour avoir sur scène une attitude peu extravertie. Comme un enfant timide que l’on aurait placé devant des dizaines d’inconnus, il livre ses prestations de façon plutôt réservée… surtout si on le compare à d’autres artistes de sa génération tels que Hubert Lenoir ou Klô Pelgag. Quelques phrases attachantes dédiées à son public, quelques sautillements à pieds joints, bref une attitude qui, par sa modestie presque enfantine, charme ses fans. Toutefois, le monde du showbizz étant ce qu’il est, ce comportement, que certains considèrent tout à fait charmant, est parfois sujet à de sévères critiques. En effet, on n’hésite pas à dire de lui qu’il est «peu démonstratif»[1] et certains relèvent même les formules qu’il décide d’utiliser sur scène, sous prétexte que la répétition de ces dernières nuit à l’ambiance : «À go, vous criez tous vos noms en même temps», a-t-il lancé au début de sa prestation. L'artiste avait déjà usé de cette formule dans ses spectacles précédents. Heureusement, des complices comme King Abid sont venus lui donner un coup de main pour mettre de l'ambiance»[2]. Cependant, cette légèreté feinte du chanteur est ce qui fait de lui un personnage si paradoxal et si intéressant. Légèreté feinte… ces mots, après une analyse sérieuse des paroles et du sens de ses chansons, ne semblent pas trop forts. En effet, Karim Ouellet est-il aussi candide que ce que laissent paraître son apparence et son attitude? Ces chansons, qui ont du rythme et la mélodie parfaite pour devenir des hits populaires, sont-elles aussi légères que l’on pourrait le croire après une première écoute? En fait, lorsque l’on prend le temps de se pencher sur le sens véritable des paroles, on réalise toute la profondeur qu’elles cachent sous les rythmes joyeux et entraînants. Ce sera d’ailleurs ce que l’on tentera de démontrer dans les prochaines lignes, et ce, en se basant sur le troisième album du chanteur sorti en 2016, intitulé Trente.
La dimension enfantine de son œuvre
Si seulement ce n’était que l’attitude du chanteur qui semblait quelque peu naïve et enfantine, on pourrait affirmer que c’est ce qu’il tente délibérément de dégager. À la rigueur, on dirait de lui qu’il est un être timide, réservé, qu’il n’aime pas les artifices. Toutefois, si l’on considère d’autres aspects de son œuvre, il devient difficile d’ignorer son côté enfantin. Attardons-nous d’abord à l’aspect physique de la pochette de son album Trente. Sur la première de couverture, on voit ce qui semble être Karim Ouellet lui-même, portant un déguisement de renard et tenant un ballon rouge dans ses mains. Le déguisement et le ballon sont les premiers éléments que l’on remarque, éléments que l’on peut indéniablement lier à l’enfance. Il importe aussi de s’attarder au décor dans lequel se trouve le personnage. Une forêt, mais pas n’importe laquelle. Un endroit plein de verdure, qui semble illuminé sous les rayons du soleil… On pourrait presque dire qu’il s’agit d’une forêt enchantée, comme celles dont on entend parler dans les contes et les histoires pour enfants. Les lignes imprécises rappellent par ailleurs les images que l’on retrouve dans les contes ou même les esquisses que les enfants, encore incapables de dessiner d’une main sûre et stable, pourraient créer. Cette tendance à représenter visuellement sa musique de façon enfantine n’est pas une nouveauté : en effet, la pochette de son album Fox, sorti en 2013, comporte également un tel graphisme. Bref, même les supports physiques de sa musique sont à l’image de celle-ci : enfantins et naïfs.
Ensuite, si l’on aborde la musique elle-même, la première caractéristique que l’on remarque en tant qu’auditeur, ce sont les rythmes joyeux et entraînants des chansons. Il y a de plus, dans tout l’album, des parallèles avec l’enfance, des aspects qui rappellent ce qui plaît aux jeunes gamins. Par exemple, dans de nombreux morceaux, le chanteur utilise des onomatopées, de courts mots ou de simples sons qu’il répète à plusieurs reprises dans la chanson. Cette technique est utilisée dans «Prélude», où les sons «ouh» sont répétés plusieurs fois ; dans «Oh! Non», où on répète les onomatopées «Aïe», «Bye» et «Oh» sur un air stimulant et dans «Cœur gros», où l’artiste chante les mots «Aïe» et «Okay» à répétition. Cela peut rappeler les comptines dans lesquelles on répète souvent de courts mots, rendant plus facile la mémorisation des chansons pour les enfants. Ainsi, bien qu’elle ajoute un caractère entraînant et amusant à ces pièces, cette façon de procéder reste tout de même plutôt simple et quelque peu enfantine.
Qui plus est, on remarque que certains passages de son album traduisent une certaine naïveté, comme une candeur propre à un enfant qui n’aurait pas vu ses rêves et ses espérances encore désillusionnés. Premièrement, dans le morceau «Oh! non», le chanteur prononce ces mots : «On rêvait de la paix sur terre comme tous les autres». Cette phrase est lourde de sens, car elle représente le souhait simple et pur de plusieurs jeunes qui, ayant encore confiance à l’existence et au monde dans lequel ils vivent, croient à la possibilité d’un tel rêve. Ce n’est souvent qu’après avoir fait face à des déceptions et après avoir pris conscience de la cruauté de certains êtres et de certaines réalités que les adultes, considérés comme étant plus réalistes, cessent d’espérer de telles choses. Ainsi, avec ces paroles, Karim Ouellet fait référence à la naïveté de la jeunesse, aux espérances que l’on alimente avant d’être désillusionné par de mauvaises expériences. Deuxièmement, on retrouve cette même candeur dans la chanson «Cœur gros» avec le vers suivant : «Le cœur gros comme une autre planète». Cette expression imagée est quelque peu enfantine. En effet, on comprend bien que cette comparaison vise à illustrer une peine importante : «avoir le cœur gros» signifie ressentir beaucoup de chagrin, se sentir triste. Toutefois, l’hyperbole est tellement prononcée ici (car il est bien sûr très exagéré de comparer la taille d’un cœur à celle d’une planète) que l’image en devient un peu simpliste, d’où son côté enfantin. L’exagération rappelle également la tendance des enfants à dramatiser leur peine, à réagir fortement à de petits événements qui sont en fait assez banals. Finalement, dans la chanson «Dans la nuit qui tombe», l’artiste chante ces paroles : «Ouh, comme il fait noir, je ne te vois pas». Ces mots peuvent facilement rappeler la peur du noir qu’ont la plupart des enfants, due à leur naïveté, leur imagination et leur inexpérience. Ainsi, encore une fois et comme à plusieurs reprises dans son album Trente, Karim Ouellet semble agir, ou penser, comme un jeune enfant. Du moins, c’est l’impression qui s’en dégage.
Puis, si l’on reste toujours dans cette optique de candeur, deux autres pièces attirent l’attention, par leurs clins d’œil au monde merveilleux des contes pour enfants : «Karim et le Loup» et «Il était une fois». Dans «Karim et le Loup», un parallèle très clair est établi avec le conte musical Pierre et le loup[3] de Serge Prokofiev. En ce qui concerne le morceau «Il était une fois», la première allusion est évidente : on reprend une formule universelle utilisée dans la majorité des contes pour enfants. Le titre semble ainsi annoncer une pièce légère, qui pourrait peut-être même aborder des sujets anodins. Toutefois, dès la première écoute des paroles, on se rend compte que ce n’est pas du tout le cas, entre autres grâce à ces mots : «Puisqu’on est comme Alice au pays des malices tous ensemble». Ici, le parallèle avec le conte de Lewis Carroll Alice aux pays des merveilles semble clair, bien que le titre ait été légèrement modifié. Un seul mot qui, pourtant, fait toute la différence : le fait de passer des «merveilles» aux «malices» est une métaphore intéressante illustrant le passage de l’enfance au monde adulte. Effectivement, il est vrai que l’enfance peut être représentée par la magie, le bonheur, la légèreté, bref, les merveilles ; bien des enfants étant inconscients des problèmes et des crises existentielles des adultes. Puis, la vie adulte étant associée au monde des malices, la connotation devient légèrement plus négative et complexe. On peut donc considérer ce vers comme étant le premier indice qui laisse croire que Karim Ouellet, sous ses airs enfantins, n’est pas si candide et ingénu qu’il ne le paraît…
Des chansons teintées de désillusion
Bien que l’album Trente de Karim Ouellet présente des aspects enfantins, les sujets que l’artiste aborde et la façon dont il les traite est loin d’être naïve. En effet, il semble être, dans la plupart de ses chansons, plutôt pessimiste, comme si la réalité à laquelle il était confronté était triste, souffrante même. Ses rêves, dont il a été question précédemment, semblent avoir laissé la place à un réalisme plutôt cynique. On note d’ailleurs la présence de ce réalisme dès que l’on s’attarde plus longuement aux images de la pochette. En fait, un cœur y est dessiné, mais pas de la manière symbolique habituelle. Le cœur est représenté de façon réaliste, comme si on désirait mettre de l’emphase sur la véritable fonction de cet organe vital plutôt que sur le symbole de l’amour qu’il incarne généralement. Par la façon dont on a représenté l’image du cœur, on peut donc supposer que bien des aspects de sa vie, de ses croyances, ont été minés.
L’homme sait désormais à quoi s’attendre, il sait que les choses que l’on montre comme étant tellement simples et belles (l’amour, par exemple, que pourrait illustrer le cœur), sont parfois bien plus complexes qu’elles en ont l’air. Cette illustration annonce ainsi une vision plus réaliste des thèmes abordés dans son album. Plus réaliste, et également beaucoup plus pessimiste.
D’abord, lorsque l’on analyse les paroles attentivement, on constate rapidement, dans les chansons de Karim Ouellet, l’influence du spleen. En effet, la tristesse et la déception semblent être des thèmes récurrents dans l’album. L’exemple le plus représentatif de cette souffrance qu’incarne l’œuvre est probablement la pièce «Oh! non», dans laquelle on ressent une forte désillusion de la part de l’auteur. Ces vers illustrent bien ce désenchantement : «On rêvait d’arrêter de se taire, on rêvait d’autre chose / On rêvait de la paix sur terre comme tous les autres / On s’était dit qu’on laisserait tomber tout / Qu’on irait trouver ceux qui sont comme nous / Mais la vie n’est pas ainsi faite, Aie Aie Aie / Oh mes amis, bye bye bye». Ici, Karim Ouellet parle traite des espoirs d’une jeunesse terminée, espoirs qui ne se sont visiblement pas concrétisés. Bien vite, il semble revenir à la réalité en affirmant que «la vie n’est pas ainsi faite». Selon cette chanson, bien que l’on puisse aspirer à un certain progrès, bien que l’on puisse avoir l’espoir de vivre dans un monde meilleur, la réalité refait toujours surface, la vie n’étant pas «ainsi faite» pour de telles aspirations. De plus, les mots «Aie Aie Aie», qu’il répète d’ailleurs plusieurs fois dans la chanson, sous-entendent que cette réalisation est difficile, souffrante même. Par la répétition de ces onomatopées, qu’on associe généralement à la douleur, l’artiste indique donc que, bien qu’il semble se soumettre à cette réalité d’espoirs déchus, cela lui fait du mal : il doit renoncer à ses rêves et à ses espérances, il réalise que le monde n’est pas comme il le voyait dans sa jeunesse. Finalement, on pourrait également s’attarder à un autre passage de cet extrait, soit à la répétition du mot «bye». Cet adieu semble ici être destiné à ses amis, mais il pourrait également être dédié à ses anciennes croyances, à la vision idéaliste qu’il possédait lors de sa jeunesse. Comme s’il s’agissait d’une coupure entre ce qu’il était avant et ce qu’il est maintenant. D’ailleurs, l’usage de l’imparfait dans cet extrait montre, encore une fois, que ces espoirs naïfs sont choses du passé, qu’ils ne correspondent plus à l’état d’esprit actuel du trentenaire. Qui plus est, il y a également, dans cette même chanson, un second passage illustrant sa tristesse : «Avant que l’on nous enterre tout au fond de l’eau / On nous a dit qu’on agit comme des fous». Ici, non seulement on ressent sa désillusion face à la vie, mais on comprend aussi qu’il s’est senti, à un certain moment dans son existence, grandement opprimé. En effet, le passage où il affirme avoir été enterré tout au fond de l’eau peut être considéré comme une métaphore amplifiant son sentiment d’oppression. Il est aisé de comprendre que, lors de sa jeunesse, il était plein d’espoir, progressiste, encore naïf ; toutefois, cette partie de lui semble avoir été noyée, «enterrée tout au fond de l’eau». De plus, il annonce que, avant de le changer, on lui a dit qu’il agissait «comme un fou». Par ses paroles, on devine que sa personnalité plutôt rêveuse a été opprimée et critiquée parce qu’elle différait trop de la conformité : si on le traitait de «fou», c’est qu’il était considéré comme étant anormal, étrange même. Bref, cette chanson montre très bien à quel point un être, à force d’être poussé à changer et à se conformer, peut devenir un individu désillusionné et déçu.
Cependant, cette chanson n’est pas la seule qui traite du désenchantement de l’artiste, de la perte de son innocence. Dans la chanson «Karim et le loup», on ressent également à quel point l’artiste a perdu l’espoir caractéristique de ses jeunes années. Ces vers sont d’ailleurs lourds de sens : «Nous sommes dans la gueule du loup / L’homme est un loup pour l’homme». À travers ces paroles, on exprime un pessimisme assez prononcé : le fait qu’il affirme que les êtres humains sont «dans la gueule du loup» indique qu’il considère que la société est dans le pétrin, et potentiellement en danger. Puis, il renchérit en disant que le loup, qui représente le danger menaçant les Hommes, est l’Homme lui-même. Cette expression «L’homme est un loup pour l’homme» est d’ailleurs un proverbe connu, ce qui donne encore davantage de poids aux paroles et à leur signification. Ainsi, il semble clair qu’il n’a aucune confiance en l’être humain, car il le considère comme étant une menace pour lui-même ; il le croit la cause de ses propres malheurs. On peut donc considérer que la désillusion dont l’artiste est victime est d’une très grande ampleur, car même la vision qu’il a de l’humain en est affectée : il le compare à un loup, un animal connu pour être méchant et dangereux.
Ensuite, un autre thème abordé par le chanteur est la petitesse de l’être humain, sa vulnérabilité. Effectivement, dans plusieurs de ses chansons, on sent qu’il remet en question l’importance accordée à l’Homme en le décrivant comme étant banal, petit. Par exemple, dans la pièce «La mer à boire», on compare l’être humain à de petits objets fragiles, en chantant : «Grains de sable que nous sommes», «Courtes pailles que nous sommes». Des grains de sable étant minuscules, on comprend qu’il s’agit d’une métaphore cherchant à illustrer la petitesse et l’insignifiance de l’espèce humaine. La comparaison avec les courtes pailles vient d’ailleurs accentuer cette image, car il s’agit d’un autre objet petit et qui se brise facilement. Par ailleurs, cette métaphore aurait également pu être abordée dans la première partie de ce texte, l’image de la courte paille représentant la petitesse de l’être humain tout en étant enfantine : le jeu de la courte paille sert à attribuer au hasard les rôles souvent ingrats pendant un jeu, celui pigeant la plus courte paille se retrouvant avec la tâche la moins convoitée. Cette expression a initialement été utilisée dans l’une des fables de Jean Lafontaine et dans la comptine pour enfants Il était un petit navire.[4] Cela permet de faire un autre parallèle avec l’enfance tout en imageant la vulnérabilité de cet homme qui tire la mauvaise paille. Puis, dans le même morceau, un autre passage illustre encore davantage cette fragilité humaine : «Le monde va nous manger tout cru». L’expression «manger tout cru» signifie qu’on avale d’une seule bouchée, qu’on dévore : c’est donc dire que l’on détruit quelqu’un («le monde»), qu’on ne lui laisse aucun espoir de se défendre.[5] Ces mots sous-entendent que les humains sont tellement vulnérables et fragiles qu’ils n’ont aucune chance de réussir dans ce monde, aucune chance de se défendre et de triompher face aux possibles dangers. Ces paroles amplifient donc la petitesse et la fragilité qui, selon l’artiste, est propre aux Hommes.
Un autre sujet assez récurrent dans cet album est le passage du temps. Effectivement, Karim Ouellet semble, dans plusieurs pièces, alimenter une quasi-obsession pour le temps qui passe, pour la vitesse à laquelle il avance et pour la façon dont on l’occupe. Le chanteur a d’ailleurs écrit l’album Trente pour son trentième anniversaire ; ce thème renvoie donc de façon cohérente à l’artiste. Au début de l’album, les référents à cette thématique sont toutefois assez subtils. Par exemple, dans le morceau «La mer à boire», ce sont ces paroles qui permettent de faire le lien avec le temps : «Il a coulé beaucoup d’eau / Il est tombé beaucoup d’eau». Ici, l’artiste use d’une métaphore et compare l’écoulement de l’eau à l’écoulement du temps. Il est tout à fait logique de comparer les caractéristiques de l’eau à celles du temps lui-même : l’eau et le temps sont des éléments fluides, constamment en mouvement, essentiels à l’existence et qui peuvent se tarir, s’épuiser. Ensuite, en continuant l’écoute de l’album, l’importance de ce thème devient de plus en plus claire. Dans la chanson «Dans la nuit qui tombe», ces paroles sont d’ailleurs assez parlantes : «Dans la nuit qui tombe / Donne-moi trente secondes». Puis, à plusieurs reprises, l’interprète annonce qu’il fait sombre, qu’il ne voit plus. À un certain moment, il chante même ces paroles : «On sait qu’il est trop tard». Il serait donc logique de croire que cette chanson traite, de façon indirecte, de la mort, et que «la nuit qui tombe» est en fait une métaphore illustrant la fin de son existence… Une métaphore assez classique du reste, car elle est utilisée depuis longtemps et par de nombreux écrivains, par exemple Charles Baudelaire qui a écrit un poème intitulé «La fin de la journée». Ainsi, le fait qu’il demande, par la suite, précisément «trente secondes» prend un tout nouveau sens. Ce souhait pour du temps supplémentaire illustre en fait que l’artiste «court» après le temps. Il semble vouloir récupérer tout le temps possible avant qu’il ne soit trop tard, et ce, même si la durée dont il peut bénéficier est minime. Ces «trente secondes» montrent qu’il est prêt à chérir chaque seconde supplémentaire à sa vie. De plus, la chanson s’adressant au Seigneur, si on se fie au vers «Seigneur, dis-nous pourquoi», cette demande devient d’autant plus importante ; il tient tellement à bénéficier de temps supplémentaire qu’il implore directement une puissance surnaturelle, un Dieu. Bien sûr, ces trente secondes pourraient également être vues différemment ; comme une métaphore représentant en fait ses trente ans. L’idée resterait toutefois la même : Karim Ouellet court après le temps, il voudrait pouvoir en avoir encore davantage. Seulement, le fait de demander trente ans plutôt que trente secondes signifierait qu’il considère que les trente années qu’il vient de vivre se sont écoulées trop rapidement et qu’il serait prêt à les revivre, à recommencer à zéro. L’idée reste intacte : le temps est, pour Karim Ouellet, une richesse qu’il aimerait posséder en plus grande quantité.
Finalement, c’est dans la chanson «La course» que l’on peut saisir toute l’importance de ce thème. Karim Ouellet aborde un autre aspect de ce sujet, en critiquant la manière dont on occupe le temps et le rythme effréné qui dirige nos vies : «On nous dit que l’année passe trop vite / Alors on court, alors on court, alors on court». Il répète d’ailleurs ces derniers mots à quinze reprises dans la pièce, ce qui amplifie l’effet de vitesse du morceau et l’attention qu’on accorde à cette affirmation. Clairement, le chanteur semble considérer que son rythme de vie est trop rapide, trop précipité. Le passage fait d’ailleurs mention d’un fait assez paradoxal : la raison pour laquelle «on court», c’est parce que l’on se fait dire que l’année passe vite. Ainsi, on laisse entendre que l’on court pour avoir le temps de faire tout ce que l’on veut faire, que l’on se dépêche d’en profiter. Cette course contre le temps est aussi illustrée par ces mots : «Je ne vois plus». Il est en effet difficile de voir ce qui se passe autour de soi lorsque l’on va trop vite, notre vision étant brouillée et déformée par la vitesse. Il suffit de penser aux voyages en voiture et aux moments où l’on regarde par la fenêtre pour comprendre la métaphore. Qui plus est, il tente de montrer qu’en agissant ainsi, on ne se dirige que vers l’épuisement et qu’on ne profite pas réellement, laissant paraître des symptômes d’un individu fatigué : «à bout de souffle», «les jambes lourdes». Karim Ouellet tente donc, par cette chanson, de critiquer la façon dont on use de notre temps en faisant état des conséquences négatives qu’une telle «course» peut avoir.
En somme, Karim Ouellet a réussi, dans son album intitulé Trente, à créer un parallèle intéressant entre deux visions tout à fait opposées : celle associée à la naïveté et à l’enfance et celle représentant un monde de désillusion et de réalisme. À travers l’utilisation de procédés simples et de référents tels que la candeur et les contes, l’artiste a établi de nombreux liens avec l’enfance. Puis, ce faisant, il a tout de même réussi à aborder des thématiques profondes et existentielles, comme la tristesse, la banalité de l’Homme et le passage du temps. Après une première écoute des pièces si entrainantes de cet album, on ne se douterait pas de l’importance et du sérieux des concepts développés… Et pourtant, après une certaine réflexion, on réalise que, derrière ces paroles chantées avec tant de légèreté, se cachent un sens et une profondeur insoupçonnés. Quoique… un individu allumé aurait peut-être pu déceler un indice du pessimisme de l’album en observant attentivement la première de couverture de la pochette. En effet, en arrière-plan, derrière le jeune Karim tenant innocemment un ballon, se trouve un feu de camp. De la fumée s’en échappe et, un peu partout dans l’image, on voit des teintes de rouge, faisant probablement référence à ce feu. Pourrait-on dire que l’illustration de la pochette de l’album constitue donc une métaphore représentant l’enfance et la candeur de Karim Ouellet qui partent en fumée? Qui sait…
[1] Sandra GODIN. « La candeur de Karim, la fougue de Francesco », dans Le Journal de Québec, 8 juillet 2016, p.9.
[2] Ibid.
[3] Sylvie MOUSSEAU. « Karim Ouellet offrira tout un spectacle à Moncton pour Acadie Rock », dans L’Acadie Nouvelle, 13 août 2016, p.34.
[4] WIKIPÉDIA. « Courte paille », dans Wikipédia [En ligne] https://fr.wikipedia.org/wiki/Courte_paille (page consultée le 18 mai 2020).
[5] LAROUSSE. Encyclopédie Larousse [En ligne] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/cru/20745 (page consultée le 18 mai 2020).
© Coyote Records
© Coyote Records
© Coyote Records
MÉDIAGRAPHIE
Album étudié
OUELLET, Karim. Trente, Coyote Records, 2016.
Sur Karim Ouellet
BOUCHARD, Geneviève. « En terrain conquis », dans Le Soleil, 8 juillet 2016, p.4.
DE REPENTIGNY, Alain. « Karim Ouellet : suivre son flair », dans La Presse, 14 mars 2016 [En ligne] https://www.lapresse.ca/arts/musique/entrevues/201603/14/01-4960542-karim-ouellet-suivre-son-flair.php.
GODIN, Sandra. « La candeur de Karim, la fougue de Francesco », dans Le Journal de Québec, 8 juillet 2016, p.9.
LA PRESSE. « Cinq facettes de Karim Ouellet », dans Le Progrès dimanche, 13 mars 2016, p.32.
MOUSSEAU, Sylvie. « Karim Ouellet offrira tout un spectacle à Moncton pour Acadie Rock », dans L’Acadie Nouvelle, 13 août 2016, p.34.
PAPINEAU, Philippe. « Trente », dans L’actualité, 30 avril 2016 [En ligne] https://lactualite.com/culture/trente-bilan-de-parcours/.
PÉLOQUIN, André. « J’ai vu le loup, le renard et Karim Ouellet », dans 24 heures Montréal, 18 mars 2016, p.29.
REZZONICO, Philippe. « Le mur du son de Yann, les rythmes de Karim », dans Radio-Canada, 18 juin 2016 [En ligne] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/788206/mur-du-son-de-yann-perreau-rythme-de-karim-ouellet-francofolies.