Une peur des hauteurs transposée dans sa vie d'artiste
Acrophobie de Roxane Bruneau
Marielle DUFOUR MORIN
Engagée, passionnée, attachante et autrice-compositrice-interprète, Roxane Bruneau a bien su mener sa carrière dans le domaine de la musique, mais pas seulement. Tout a commencé avec les réseaux sociaux, plus précisément YouTube, Facebook et Instagram. Roxane Bruneau a en effet débuté sa vie publique en créant sa chaîne YouTube en 2013 ; elle y partageait du contenu humoristique sous forme de sketchs ou de vidéos tendance, comme des foires aux questions, des vlogs et autres. L’univers humoristique l’intéressait beaucoup, mais elle a toujours eu une certaine passion pour la musique. Elle écrivait des chansons dès l’âge de 12 ans et elle a aussi suivi des cours de guitare, ce qui l’a amenée à composer sa première chanson en 2003, abordant le sujet de la violence conjugale, «Le secret». Son succès sur les réseaux sociaux qui augmente, Roxane Bruneau reste dans l’ombre de l’univers musical jusqu’à ce qu’elle publie sa première chanson, «Notre belle démence», qui devient virale avec plus de deux millions de visionnements sur Facebook[1]. Par ailleurs, sa carrière musicale a réellement pris de l’ampleur lors de la sortie de son premier album intitulé Dysphorie, issu de son association avec la compagnie Disques Artic.
Son premier album a été grandement populaire, avec plus de 40 000 unités vendues, mais aussi l’une des chansons, «Des p’tits bouts de toi», a été nommée «Chanson de l’année» au Gala de l’ADISQ en 2019. Elle ne s’est pas arrêtée là ; malgré la pression qu’elle dit se mettre sur les épaules et le poids du regard de ses «cocos» (qui sont ses auditeurs, à qui elle accorde une grande importance)[2], elle se lance dans la création d’un deuxième album, avec la même compagnie de production, qui s’intitule Acrophobie. Une des chansons de cet album, «Aime-moi encore», a été en nomination dans la catégorie «Chanson de l’année» au Gala de l’ADISQ de 2020. De même, elle sera récipiendaire du Félix dans la catégorie «Interprète féminine de l’année» au Gala de l’ADISQ de 2021 et de 2022 dans la foulée d’Acrophobie.
Publié en 2020, l’album comporte douze chansons qui mettent en perspective cette vie d’artiste qui est la sienne depuis Dysphorie. Sur l’album Acrophobie, une ambivalence concernant cette vie artistique se dessine : d’une part, Roxane Bruneau la dépeint de manière positive, parce qu’elle permet de s’épanouir et de vivre une carrière étonnante ; d’autre part, cette vie d’artiste est négative, puisqu’elle l’effraie et lui met beaucoup de pression sur les épaules.
Une image ambivalente de la vie d'artiste
Dans cet album, on peut percevoir la personnalité de Roxane Bruneau ainsi que son style en tant qu’artiste. Elle détaille certaines de ses insécurités et de ses angoisses, elle met de l’avant la peur qu’elle ressent avant de monter sur scène, mais aussi la peur que sa carrière s’arrête du jour au lendemain. Une impression qu’elle existe seulement grâce aux regards des autres la hante[3]. Le titre de son album, Acrophobie, désigne en fait «une phobie spécifique qui se caractérise par une peur panique du vide et des hauteurs, sans lien rationnel avec le danger en présence»[4]. Autrement dit, la personne qui a la phobie du vide peut paniquer et perdre ses moyens lorsqu'elle se retrouve en hauteur ou face au vide. Pour le titre de son album, cela évoque donc une peur de tomber dans le vide pour Roxane Bruneau. C’est une métaphore dévoilant que le succès de son premier album a tellement été grand qu’elle craint de redescendre très vite et de ne plus avoir autant de succès[5]. Il y a d’ailleurs sur une image de la pochette une définition d’acrophobie : «peur extrême et irrationnelle des hauteurs, mais j’ai un besoin viscéral de me garrocher dans l’vide»[6]. On peut voir cette définition plus personnelle comme une antithèse, car d’un côté, elle essaie d’éviter les hauteurs, d’éviter les vertiges, puisqu’elle en a peur, tandis que d’un autre côté, elle veut se jeter dans le vide, se «garrocher» dans le vide, ce qui accentue son désir du risque. Cela pourrait illustrer la personnalité de l’artiste, partagée entre deux extrêmes : selon elle, elle est deux «Roxane Bruneau», une plus extravertie, qui n’a pas peur, et une plus intravertie, qui a peur. Lors d’une entrevue avec le journal La Presse, elle se caractérise elle-même par ces deux extrêmes : «Il y a toujours une partie de moi qui voit le verre à moitié vide, même si l’autre partie est très funny girl. L’affaire est que je suis dans les extrêmes beaucoup»[7]. Cela pourrait aussi signifier qu’elle veut affronter sa peur des hauteurs, c’est-à-dire sa peur de perdre son succès, mais elle veut tout de même vivre de sa carrière, car elle aime ce qu’elle fait. Ce que l’artiste souhaite, c’est perdurer, elle veut vraiment vivre de ce métier d’autrice-compositrice-interprète malgré tout, et on perçoit ce côté positif dans certaines chansons.
Sur quatre des six images que contient la pochette de l’album, on voit Roxane Bruneau habillée tout en noir, sur un fond noir, et on voit seulement son visage et ses mains. Le noir peut représenter le vide, la peur dont elle essaie de témoigner dans son album. Malgré sa personnalité qui est assez haute en couleurs, la pochette plutôt sombre de l’album semble être à l’image des sentiments, souvent sombres, qu’elle voulait traduire à travers ses chansons sur Acrophobie. Sur le dos de la pochette, avec le titre des douze chansons de l’album, on peut voir Roxane Bruneau qui se retient elle-même, comme si elle voulait s’empêcher de tomber dans le vide. De plus, sur deux des images, elle se tient à la gorge, comme si elle voulait s’empêcher de crier ou comme si elle s’étouffait. On note en somme de l’ambivalence dès la périgraphie : l’artiste est partagée entre le désir de faire carrière sur la scène artistique, mais elle en a peur. Ces images laissent donc paraître son ambivalence quant à sa vie d’artiste.
En ce qui concerne le livret de l’album, les douze chansons y sont écrites et deux pages sont destinées aux remerciements et crédits. Semblable aux photographies de la pochette, le livret est noir avec le texte blanc, mais il est aussi blanc avec le texte noir. En alternance d’une page sur deux, le noir et le blanc contrastent. Cependant, lorsque le livret arrive à la septième chanson, «Si jamais on me cherche», les couleurs noires et blanches s’inversent sur les pages. Ce contraste entre le noir et le blanc exprime encore une fois de l’ambivalence.
De plus, sur certaines des pages des chansons du livret, on remarque des paroles mises en retrait, comme si elles étaient inscrites à la main : «Désolée de vous avoir menti», «Aime-moi encore», «Pis j’espère que tu ne vas pas revenir», «Ouvre la radio pour enterrer le cri des loups», «J’arrive plus à faire semblant», «T’aurais jamais dû me laisser entrer ici», «Rien n’est éternel, ils seront plus là demain». Ces phrases représentent aussi l’ambivalence de la vie d’artiste de Roxane Bruneau. Elles expriment à la fois le contexte d’une relation intime et celui de la relation avec son public : elle souhaite que ce public «l’aime encore» et elle craint qu’il ne soit «plus là demain» ; ensuite, elle évoque la critique qu’elle ressent en caractérisant les réseaux sociaux, ou même les journalistes, comme étant «le cri des loups» qui l’attaquent. En somme, la pochette, ses images, ainsi que le livret donnent un bon aperçu de ce à quoi on peut s’attendre à ressentir en écoutant l’album. L’ambivalence de sa vie d’artiste s’exprime déjà sur l’ensemble de la périgraphie et sera accentué davantage dans les paroles des chansons.
Une vision positive de sa vie d'artiste
D’une part, Roxane Bruneau semble apprécier sa vie d’artiste, on peut en ressentir le côté positif. Elle a d’abord un lien, un attachement particulier avec ses fans. En effet, elle les surnomme avec familiarité ses «cocos» ou les «Bruno’z». Le terme «coco» apporte une certaine valeur maternelle, comme la relation d’une mère avec ses enfants... comme une poule avec ses œufs! Les «Bruno’z» est aussi une façon affectueuse de surnommer ses fans : en transposant son nom de famille, «Bruneau», dans ce surnom et en ajoutant l’apostrophe et le «s» (calque de l’anglais), cela ajoute une certaine possession, comme si sa communauté lui appartenait. Dans la partie Remerciements de son livret, elle dit que c’est grâce à son auditoire que son album existe, même que c’est grâce à ses fans qu’elle existe. Elle attribue donc une grande importance à la relation qu’elle entretient avec eux. Dans le même ordre d’idées, les paroles de la chanson «C’est n’importe quoi» sont composées uniquement de commentaires provenant de son auditoire, qu’elle a juxtaposés afin de créer la pièce. Lors de son spectacle au Centre Vidéotron en avril 2023, quand elle a interprété cette chanson, on pouvait voir sur l’écran géant en arrière-plan qui, de ses fans, avait écrit quel commentaire. En somme, Roxane Bruneau intègre son public à son processus de création, ce qui témoigne de la relation qu’elle a avec ses fans, une relation intense et importante à ses yeux.
De plus, l’attachement qu’on ressent envers ses fans n’est pas seulement perceptible que dans son album Acrophobie, mais aussi sur ses réseaux sociaux. En effet, elle se dévoile énormément et partage son quotidien et ses émotions à travers ses différentes pages publiques. Par exemple, sur l’application Instagram, elle a créé ce qu’on appelle un canal privé, c’est-à-dire que ses abonnés peuvent s’ajouter à ce canal et seulement les membres peuvent voir les messages que Roxane Bruneau publie. Par exemple, lors du décès du célèbre chanteur des Cowboys Fringants, Karl Tremblay, c’était le lancement du vidéoclip de la chanson «J’te retiens pas». Habituellement, lors du lancement d’un nouvel album ou d’un nouveau vidéoclip, l’artiste attend ce moment avec impatience et elle propose une vidéo en direct afin de pouvoir être virtuellement avec ses fans pour partager ce moment. Cependant, ce soir-là, elle n’avait pas la force d’exprimer la joie qu’elle ressentait envers cette nouvelle réalisation artistique, elle n’a donc pas fait de lancement officiel et elle avait peur de ce que ses fans allaient malgré tout penser d’elle : «J’ai vraiment le feeling que vous me comprenez et que vous ne serez pas déçu de moi quand il y a des revirements de situation. Cette chose qui nous unit c’est précieux et je vous promets de tout faire pour la conserver le plus longtemps possible.»[8] Après quelques minutes, il y avait tout de même plus de onze mille personnes qui avaient regardé le vidéoclip, malgré le contexte ; cela témoigne du lien fort qui l’unit à ses fans.
Par ailleurs, Roxane Bruneau confie que la musique lui permet, en quelque sorte, de s’épanouir en tant que personne : «Je suis tellement mieux dans ma tête depuis que je fais ce métier-là.»[9]. Sa musique est un moyen pour elle d’exprimer ses sentiments, mais aussi un moyen de partager des messages à la communauté. Dans sa chanson «À ma manière», elle décrit brièvement son parcours et comment elle a décidé de faire ce qu’elle pensait et à sa façon : «Et d’faire les choses à ma manière / Même si j’vois ben qu’ça fait pas leur affaire». Dans cette citation, on peut percevoir une certaine opposition, c’est-à-dire qu’elle fait les choses comme elle le veut, «à sa manière», comme l’indiquent le titre et le refrain de la pièce, malgré le fait que ce n'est pas tout le monde qui apprécie son travail puisque ça ne «fait pas leur affaire». Elle valorise ainsi la confiance en soi et l’estime de soi. Le regard des autres peut souvent influencer ce qu’on est et ce qu’on devient, mais elle suggère de penser le contraire, de foncer et de réaliser ce qu’on souhaite le plus. Lors d’une entrevue sur la plateforme TVA Nouvelles, elle a même dit qu’un homme de 50 ans l’avait déjà interpelée pour lui dire que cette chanson résonnait en lui[10].
Finalement, on peut dire que Roxane Bruneau retire du bien-être de sa musique, de l’estime et cela la rend authentique en un sens : comme le laissent paraître son album Acrophobie et plusieurs éléments en périphérie, elle semble aimer ce qu’elle fait et son métier l’inspire. En revanche, même si cette vie d’artiste est épanouissante pour Roxane Bruneau, on pourrait dire qu’elle est ambivalente : en fait, l’aspect négatif de celle-ci prend davantage d’ampleur dans l’album.
Un regard négatif sur sa vie d'artiste
D’autre part, on peut percevoir que la vie d’artiste évoquée par Roxane Bruneau est prenante, effrayante et stressante, malgré le fait qu’elle aime son métier et que son travail lui permet de s’épanouir. Dans la chanson «Acrophobie», le thème de la peur, de l’angoisse se révèle dans le lexique : «enfuir», «courir», «surpris», «haïs», «peur», «stressée», «empoisonne». Tout au long de la chanson, on sent que la protagoniste veut s’enfuir, comme si quelqu’un lui voulait du mal. Elle veut «s’enfuir», «courir» en raison du sentiment de peur qu’elle ressent face à ses performances et aux critiques que portent les gens sur elle. Le verbe «empoisonne» exprime tout particulièrement une sensation négative assez forte, car lorsque quelqu’un se fait empoisonner, cela signifie habituellement que cette personne va mourir. Ainsi, lorsqu’elle emploie ce verbe, elle l’utilise pour parler du fait que sans ses fans et sans personne pour écouter sa musique, elle ne devient rien : «Mais au fond, je m’empoisonne juste à l'idée / De vous voir partir, vous sentir quitter / J'deviens rien, moi demain, si t'éteins ta TV». Non seulement elle craint de devenir une artiste sans public, mais cela l’angoisse énormément, jusqu’à penser que c’est comme si elle se faisait empoisonner. De plus, la répétition du mot «peur» à quatre reprises dans le premier couplet de la pièce «Acrophobie» accentue ce sentiment de détresse. De même, dans cette chanson, on laisse entendre que le public aime l’artiste, mais pour elle, cela ne semble pas être pas suffisant: «J’fane comme une fleur qu’on retient dans la pénombre». Dans cette citation, on constate que l’artiste est comparée à une fleur, éclairée par la «pénombre», c’est-à-dire une faible lumière ; cela signifie qu’elle a l’impression de recevoir trop peu de lumière, donc pas autant d’amour du public qu’elle voudrait en recevoir, ainsi elle fane, elle s’affaiblit et ne peut pas s’épanouir comme elle le voudrait. Dans le même ordre d’idées, une autre citation témoigne du sentiment d’insuffisance qu’elle ressent : «Le monde aime ma grande gueule presqu’autant que j’m’haïs». Dans ces paroles, on peut constater une antithèse entre le verbe «aime» et le verbe «haïs». L’opposition de ces deux termes montre que l’amour du public qu’elle reçoit est très grand, mais aussi grand que la haine qu’elle se porte, ce pourquoi cet amour ne lui semble pas suffisant.
Cette représentation négative de sa vie d’artiste se prolonge dans d’autres pièces. On pourrait dire que l’artiste ne sait pas où se situer, qu’elle est même confuse, ou qu’elle est dépendante de sa vie artistique : «J’l’ai dans peau, cette anarchie, j’suis accro aux foules qui rient / L’acrophobie s’intensifie, faque c’est ici qu’j’me réfugie». Dans ces paroles, on qualifie sa vie d’artiste comme étant une «anarchie», c’est-à-dire un état de trouble, une confusion, un désordre. Non seulement elle dit que «l’acrophobie s’intensifie», donc son sentiment de panique augmente, mais elle a le besoin, le désir d’être sur scène, car elle est «accro aux foules qui rient». Ainsi, elle se réfugie dans ses chansons, car c’est grâce à ces dernières qu’elle peut exprimer ses émotions. Une autre chanson qui évoque les peurs de Roxane Bruneau face à sa carrière est «Ma muse s’amuse ». Comme l’artiste l’a confié plusieurs fois lors d’entrevues ou même dans quelques chansons sur Acrophobie, c’est grâce à son public qu’elle peut vivre : «J’t’écœurée d’me compléter dans l’regard des autres / De toujours vouloir me prouver que si c’pas elle ça va être une autre». Dans ces paroles, par l’usage du verbe «compléter», on comprend qu’elle est incapable d’exister en dehors de son public. Elle n’accorde pas autant d’importance à la personne[11], à la «Roxane» qu’elle est en dehors de la scène et sans cette persona, elle laisse entendre qu’elle ne serait pas celle qu’elle est aujourd’hui. Ayant développé sa popularité grâce aux réseaux sociaux, elle dit d’ailleurs s’être sentie un peu comme un imposteur et elle semble avoir toujours l’idée qu’elle pourrait perdre sa place dans le domaine de la chanson[12].
Roxane Bruneau craint aussi de manquer d’inspiration si on se fie à l’album. Dans sa chanson «Ma muse s’amuse», sachant qu’une «muse» est l’inspiratrice d’un artiste, on perçoit cette crainte : «Et ma muse s’amuse à faire le mort / Et ma muse s’amuse entre mes accords, encore». Sa «muse» désigne son inspiration, qui «s’amuse à faire le mort» à la manière d’une animal de compagnie, c’est donc dire qu’elle a de la difficulté à en trouver, même si elle essaie de composer. Dans la même chanson, elle exprime à nouveau sa panique envers le déclin de sa carrière, ce sentiment est particulièrement envahissant chez l’artiste : «J’ai besoin d’une infirmière / J’suis tombée de haut, j’me suis ouvert les mains / J’ai besoin d’un revolver / Mon égo m’étrangle avec mes propre mains». Dans ces paroles, on évoque des sentiments très sombres. Sa vie d’artiste la pousserait à bout, au point de penser à mettre fin à ses jours, comme le laissent croire le geste de s’ouvrir les mains et la mention du revolver. Puis, elle dit également être «tombée de haut» : cette chute la pousserait au même sentiment que quelqu’un peut ressentir au moment où il veut s’enlever la vie. L’expression «tomber de haut» désigne aussi l’ascension, le succès de son premier album, Dysphorie, ce dernier ayant eu une réception à laquelle elle ne s’attendait pas. Elle craint que son album Acrophobie ne soit pas à la hauteur de ce que les gens attendent, voire de ne plus être aimée.[13] Finalement, dans les paroles citées, elle dit que son «égo l’étrangle». On dit que l’égo est l’image que nous avons de nous-mêmes, positive ou négative[14] ; il se construit au fil de nos expériences, qu’elles soient positives ou non. Sur la pochette, l’artiste se tient le cou avec ses mains : c’est comme si l’égo qu’elle a créé à travers sa vie d’artiste semble la saisir au cou, jusqu’à l’étrangler.
La dernière chanson de l’album laisse sur une note assez sombre. La pièce «Et maintenant» accentue encore davantage la vision négative de la vie d’artiste. L’anxiété la gruge et continue d’augmenter : «Je ne suis qu’un clown triste qui s’effondre en coulisse / J’angoisse à l’idée que l’ostie d’toune finisse / Parce que sans public la salle est vide / Et le vide ç’a l’air qu’ça glisse». D’abord, l’artiste est comparée à un clown. Un «clown» est un personnage de cirque qui est là pour divertir et faire sourire son public. Ce clown concorde tout particulièrement avec une facette de la persona de Roxane Bruneau, c’est-à-dire qu’elle s’affiche souvent comme une artiste loufoque, elle essaie de divertir ses fans de diverses façons ; elle a par exemple participé à plusieurs productions humoristiques (LOL : Qui rira le dernier?, Le podcast des personnages[15], etc.), révélant ainsi ce visage un peu clownesque de sa persona. Seulement, elle se caractérise dans la chanson «Et maintenant» comme étant un clown «triste», ce qui laisse entendre que malgré son apparence joviale et comique, elle n’est donc pas réellement ce qu’elle parait être. En fait, l’antithèse entre le nom «clown» et l’adjectif «triste» met encore de l’avant son ambivalence quant à la vie d’artiste : elle exprime une certaine joie par sa persona quand, en fait, derrière ce sourire se cache de l’angoisse, ce qui déforme alors la définition de ce qu’est un «clown». Sa vie d’artiste ne lui suffit plus, car même si elle se livre sur scène, elle «s’effondre» en coulisses. Ce «clown triste» revient aussi dans la chanson «Bienvenue dans mon cirque». Le titre l’évoque en lui-même par le référent au «cirque» ; puis, lorsqu’on lit : «J’garroche mon nez de clown pis ma perruque», on note qu’elle se désigne encore une fois comme ce personnage. Bref, malgré la joie de vivre et l’énergie débordante que l’artiste expose à travers ses paroles et sa persona, la peur et l’anxiété l’empêchent d’exprimer réellement son authenticité et de vivre pleinement l’expérience de la scène.
Finalement, on pourrait dire que l’album Acrophobie de Roxane Bruneau est un album qui donne le vertige : il traduit une peur de n’être plus rien sans sa musique et une anxiété forte, mais il témoigne à la fois d’une relation privilégiée qu’entretient l’artiste avec ses fans et sa passion pour la musique, qui lui permettent de rivaliser avec ses craintes. L’album Acrophobie révèle ainsi certaines sphères de la vie d’artiste, soit négatives ou positives, qu’on ne remarque pas toujours à première vue. Roxane Bruneau n’est d’ailleurs pas la seule artiste à avoir exprimé de telles perceptions face à la vie d’artiste. Robert Charlebois, dans la chanson «Ordinaire», que lui a écrite Mouffe, dira que «[…] ce métier-là, c'est dangereux / Plus on en donne plus le monde en veut». Plus récemment, Hubert Lenoir, sur son album Pictura de Ipse, exprime également à quel point sa vie d’artiste le trouble : «Depuis que Darlène est sorti, ma vie a complètement changé». Roxanne Bruneau est par ailleurs une artiste qui continue de briller dans ce qu’elle ose faire ; la sortie de son nouvel album Submergé, en 2023, en témoigne. Dans ce dernier, elle met encore en contexte cette ambivalence à l’égard de son métier, mais elle fait aussi part de la relation unique qu’elle entretient avec ses «cocos», particulièrement dans la chanson titre, «Submergé».
[1] Julie VAILLANCOURT. « Roxane Bruneau et sa belle démence – Fierté Montréal 2019 », Fugues [En ligne] https://www.fugues.com/2019/07/24/roxane-bruneau-et-sa-belle-demence-fierte-montreal-2019/ (page consultée le 21 mai 2024).
[2] Josée LAPOINTE. « La mission de Roxane Bruneau », dans La Presse, 18 novembre 2020 [En ligne] https://www.lapresse.ca/arts/musique/2020-11-18/la-mission-de-roxane-bruneau.php (page consultée le 12 avril 2024).
[3] Geneviève BOUCHARD. « Roxane Bruneau : Rester là-haut ». Le Soleil, 14 novembre 2020, p. M13.
[4] LES CHOSES DE L’AIR. « A-t-on le vertige en vol? » [En ligne] https://www.chosesdelair.com/post/a-t-on-le-vertige-en-vol#:~:text=L'acrophobie. (page consultée le 5 février 2024).
[5] Philippe RENAUD. « Roxane Bruneau chante pour chanter », dans Le Devoir, 11 novembre 2020, p. B8.
[6] Roxane BRUNEAU. Acrophobie, Disques Artic inc., 2020. À moins d’indications contraires, toutes les paroles des chansons exploitées dans ce travail sont tirées du livret de cet album. Pour alléger la présentation, la référence ne sera donc pas indiquée à chaque fois.
[7] Josée LAPOINTE. op.cit.
[8] Roxane BRUNEAU, extrait d’une publication sur Instagram du 16 novembre 2023 (« Les BRUNO’Z », Broadcast Channel) [En ligne] https://www.instagram.com/channel/Abb7tC4efLTDUJxM/ (page consultée le 26 mai 2024).
[9] Geneviève BOUCHARD. op.cit.
[10] Victor-Léon CARDINAL. « Roxane Bruneau : le succès à sa manière », TVA Nouvelles, 20 novembre 2020 [En ligne] www.tvanouvelles.ca/2020/11/20/roxane-bruneau-le-succes-a-sa-maniere (page consultée le 29 mars 2024).
[11] On fait ici référence au « découpage » proposé par Philipe Auslander, qui distingue la personne de l’artiste, sa persona et le personnage mis en scène dans une chanson (Philip AUSLANDER. « Musical Personae », dans The Drama Review, Volume 50, Number 1, Spring 2006, p. 102).
[12] Stéphane PLANTE. « Dans l’univers musical de Roxane Bruneau ». 24 heures Montréal, 13 novembre 2020, p.12.
[13] Alexandre VIGNEAULT. « Roxane Bruneau : direct au cœur », dans La Presse, 23 novembre 2020 [En ligne] www.lapresse.ca/arts/musique/2020-11-23/acrophobie/roxane-bruneau-direct-au-coeur.php (page consultée le 18 mai 2024).
[14] Émilien CÔTÉ. « Qu’est-ce que l’égo? », dans Impact Campus, 8 avril 2024 [En ligne] https://impactcampus.ca/societe/quest-ce-que-lego-analyse-psychologique-et-spirituelle/ (page consultée le 20 mai 2024).
[15] Elle s’est d’ailleurs présentée à ce podcast déguisée en Tinky Winky (Teletubbies), un personnage enfantin plutôt absurde (Jay LALIBERTÉ. Le podcast des personnages (#61) [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=j7UyY9oVXA4).
©Disques Artic
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MÉDIAGRAPHIE
Album étudié
BRUNEAU, Roxane. Acrophobie, Disques Artic inc., 2020.
Sur Roxane Bruneau
BOUCHARD, Geneviève. « Roxane Bruneau : Rester là-haut ». Le Soleil, 14 novembre 2020, p. M13.
CARDINAL, Victor-Léon. « Roxane Bruneau : le succès à sa manière », TVA Nouvelles, 20 novembre 2020 [En ligne] www.tvanouvelles.ca/2020/11/20/roxane-bruneau-le-succes-a-sa-maniere.
GODIN, Sandra. « Roxane Bruneau : Un succès vertigineux », dans Le Journal de Québec, 14 novembre 2020, p. 11.
LAPOINTE, Josée. « La mission de Roxane Bruneau », dans La Presse, 18 novembre 2020 [En ligne] https://www.lapresse.ca/arts/musique/2020-11-18/la-mission-de-roxane-bruneau.php.
PLANTE, Stéphane. « Dans l’univers musical de Roxane Bruneau ». 24 heures Montréal, 13 novembre 2020, p. 12.
RENAUD, Philippe. « Roxane Bruneau chante pour chanter », dans Le Devoir, 11 novembre 2020, p. B8.
REVERT, Amélie. « Roxane Bruneau, les pieds sur terre avec Acrophobie », dans Métro (Montréal), 11 novembre 2020, p. 9.
VIGNEAULT, Alexandre. « Roxane Bruneau : direct au cœur », dans La Presse, 23 novembre 2020 [En ligne] www.lapresse.ca/arts/musique/2020-11-23/acrophobie/roxane-bruneau-direct-au-coeur.php.